La Cour Administrative d’Appel de Nantes, par son arrêt du 26 novembre 2020, n°19NT03876, a considéré que l'évaluation du revenu futur attendu par un usufruitier de parts sociales ne peut avoir pour objet que de déterminer le montant des distributions prévisionnelles qui peut être fonction notamment des annuités prévisionnelles de remboursement d'emprunts ou des éventuelles mises en réserves pour le financement d'investissements futurs, lorsqu'elles sont justifiées par la société. En conséquence, à défaut de termes de comparaisons, la valorisation de l’usufruit temporaire de parts de SCI doit être effectuée par capitalisation puis actualisation des distributions prévisionnelles. Pour plus de précisions sur la méthode des DCF appliquée à la valorisation de l’usufruit, nous vous invitons à vous reporter sur notre article « Valorisation de l’usufruit temporaire et détermination de sa valeur économique ».
La Cour a refusé d’appliquer la méthode dite « Benodiz », qui prévoit une pratique de distribution tenant compte, d'une possibilité de distribution d'un dividende supérieur aux disponibilités en banque de l'entreprise avec versement du numéraire plusieurs années après la fin de la durée de l'usufruit.
Cette méthode consiste à affecter la totalité du résultat de la SCI en dividende, quand bien même le montant de la trésorerie distribuable serait inférieur, l’excédent du dividende dû en vertu de la décision des associés sur les disponibilités de la société étant inscrit en compte courant. Cela revient à retenir dans les flux de trésorerie que doit générer la détention de l’usufruit, les dividendes effectivement versés à l’usufruitier tout au long du démembrement et au-delà, le remboursement du compte courant à son profit au fur et à mesure de la trésorerie dégagée par la SCI désormais allégée du remboursement des annuités du prêt immobilier.
Dans le cadre du renvoi de l'affaire par le Conseil d'Etat, l'administration a fait application d’une méthode hybride retenant la moyenne des valeurs résultant de la méthode dite DCF classique et de celle dite " Benoudiz ".
Cette dernière méthode va être écartée par la Cour d’appel au motif qu’elle est susceptible d’entrainer d’une part, un décalage d'ampleur entre la trésorerie et le bénéfice comptable dans le temps et, d'autre part, un report du versement du solde des distributions en fonction de la trésorerie à une date indéterminée engendrant ainsi des incertitudes au-delà de l'expiration de la durée de l'usufruit.
En statuant ainsi, la Cour reprend à son compte la position du rapporteur public Madame Émilie Bokdam-Tognetti énoncée dans ses conclusions sur l’arrêt du Conseil d’Etat du 30 septembre 2019, pour qui cette méthode a le mérite d’être “intellectuellement la plus séduisante”, mais “parait se heurter à trop de difficultés”.
Est-il possible de lever les incertitudes et difficultés de la méthode Benoudiz ?
S’il peut sembler effectivement hasardeux de faire reposer la valorisation de l’usufruit en partie sur des flux postérieurs à son terme notamment en raison du risque que le remboursement du compte courant n’arrive jamais à défaut d’amélioration de la trésorerie, la difficulté n’est pour autant pas insoluble et pourrait être couverte par la mise en place de garanties suffisantes de l’appréhension effective par l’usufruitier de sa créance en compte courant à l’expiration du démembrement.
Dans la quasi-totalité des cas, la durée de l’usufruit est au moins égale à celle de l’emprunt, si bien qu’à l’expiration du démembrement, la SCI, qui aura entièrement remboursé la banque du prêt souscrit pour l’acquisition de son bien immobilier, retrouvera sa capacité d’emprunt et partant la faculté d’en souscrire un nouveau pour faire face remboursement du compte courant de l’usufruitier. La SCI pourra, en outre, céder son bien immobilier, ce qui lui permettra de dégager suffisamment de liquidités pour désintéresser l’usufruitier de sa créance de compte courant.
Ainsi, le paiement du compte courant pourra être pris en compte en une fois à l’expiration du démembrement dans les flux de trésorerie revenant à l’usufruitier pour procéder à la valorisation de son droit, sans que cela ne génère de difficultés et d’incertitudes supérieures à celles se rapportant aux autres flux de trésorerie pris en compte.
En cas de vente du bien immobilier, l’ancien nu-propriétaire percevra le prix de cession avec le bénéfice de la fiscalité applicable aux particuliers dont un abattement pour une durée de détention calculée depuis l’acquisition du bien par la SCI, mais toutefois grevé du remboursement du compte courant de l’usufruitier. A défaut de vente, l’ancien nu-propriétaire sera imposable à l’IR sur les revenus fonciers dégagées par la SCI, sans pouvoir appréhender la totalité du résultat en raison du remboursement du prêt par la SCI, ce qui le conduirait à être dans une situation similaire, mais toutefois atténuée, à celle d’une acquisition financée par l’emprunt à travers une SCI à l’IR.
La limitation du dividende lui revenant par l’usufruitier est-elle légitime ?
La Cour ne s’est pas prononcée sur la légitimité ou non de la limitation du dividende revenant à l’usufruitier, elle s’est contentée de constater que la SCI ne pouvait verser en dividendes que la trésorerie disponible et non le résultat comptable et en a tiré la conséquence uniquement pour valoriser l’usufruit temporaire portant sur les parts de la société.
Or pourquoi l’usufruitier, qui est généralement une société commerciale relevant de l’IS et qui dispose du droit de vote pour l’affectation du résultat limiterait le dividende lui revenant ? En agissant ainsi, il irait à l’encontre de ses intérêts, sans pouvoir invoquer d’éventuelles contreparties, offrant ainsi à l’administration fiscale, l’argument d’un acte anormal de gestion qui serait toutefois sans impact fiscal, dès lors que l’usufruitier est imposable sur la totalité du résultat en proportion de ses droits dans le capital indépendamment du montant de la distribution.
En revanche, l’administration pourrait percevoir dans la renonciation de l’usufruitier à voter un dividende correspondant au résultat comptable permettant l’affectation en compte courant de l’excédent du dividende voté sur le dividende effectivement versé, une libéralité en faveur du nu-propriétaire constitutif d’un avantage occulte et d’une distribution de bénéfices au sens des dispositions de l'article 111, c du CGI.
Pour éviter cet écueil, il est tentant de limiter statutairement les droits à dividende de l’usufruitier à la trésorerie disponible de la SCI. Mais une telle stipulation ne serait, à notre avis, pas neutre fiscalement pour le redevable de l’impôt correspondant à la partie du dividende non distribué. En effet, l’article 8 du CGI dispose qu’« en cas de démembrement de la propriété de tout ou partie des parts sociales, l'usufruitier est soumis à l'impôt sur le revenu pour la quote-part correspondant aux droits dans les bénéfices que lui confère sa qualité d'usufruitier. Le nu-propriétaire n'est pas soumis à l'impôt sur le revenu à raison du résultat imposé au nom de l'usufruitier. » En application de cet article, l’usufruitier sera effectivement imposable à l’IS sur la partie du résultat correspondant à la trésorerie disponible, l’autre partie du résultat comptable sera imposable au nom du nu-propriétaire, dès lors qu’elle n’aura pas été imposée au nom de l’usufruitier. Ainsi, le nu-propriétaire sera taxé au titre des revenus fonciers sur une partie du résultat de la SCI, alors même qu’il n’aura encaissé aucun revenu, ce qui est susceptible d’ôter tout intérêt au schéma.
Actualisation des flux de trésorerie futurs, quel taux retenir ?
Par une décision du 24 octobre 2018 (SCI Sacajisme n°412322 et 412323), le Conseil d’Etat a énoncé comme principe que le taux d’actualisation à retenir pour valoriser un usufruit en application de la méthode d’actualisation des flux de trésorerie futurs, doit offrir le même taux de rendement interne de l’investissement pour l’usufruitier et le nu-propriétaire.
Dans cette affaire, le démembrement portait directement sur le bien immobilier et les valorisations additionnées de l’usufruit et de la nue-propriété correspondaient à la valeur de la pleine propriété, tandis qu’il portait dans l’affaire Luccotel, sur les parts sociales d’une SCI au capital de 1 000 €, dont la valeur de l’usufruit retenue en définitive par la Cour était de 145 107 €, très largement supérieure à celle de la pleine propriété.
L’usufruitier aurait acquis son droit à cette valeur et réaliserait un TRI égal au taux d’actualisation retenu soit 9,31%. En revanche, le nu-propriétaire, à supposer qu’il n’ait pas consenti d’apport en compte courant, qui aura investi 540 € (1 000 € de capital moins le prix de cession de l’usufruit de 460 €) détiendra à l’expiration du démembrement des parts d’une SCI propriétaire du bien immobilier sans endettement et aura réalisé un TRI très élevé mais non significatif compte tenu de la quasi absence d’investissement de départ. Normalement, le nu-propriétaire à l’origine de la constitution de la SCI aurait dû percevoir le prix de cession de l’usufruit soit 145 107 €, ce qui s’oppose à tout calcul de TRI.
L’on aboutit à une valorisation de l’usufruit excédant celle de la pleine propriété en général lorsque le taux de rendement net du bien permet de faire face à la totalité des remboursements de l’emprunt bancaire ayant entièrement financé le prix du bien et les frais d’acquisition. Dans cette situation, le capital de la SCI dont les parts sont démembrées est symbolique, dès lors que les associés n’ont pas eu à apporter de fonds propres, la valeur de l’usufruit temporaire est nécessairement supérieure au montant du capital, ce qui est généralement le cas pour une durée de démembrement et un emprunt de 20 ans, si le taux de rendement excède 6%.
Par exemple, une SCI, ayant acquis un bien avec un taux de rendement net de 7% au prix de 1 000 K€ financé par un emprunt bancaire au taux de 1,5% à 107% du prix d’acquisition sur une durée de 20 ans égale à celle du démembrement et une indexation annuelle du loyer de 1%, dégagera des flux actualisés au taux de rendement du bien, selon la méthode retenue par la CAA de Nantes, d’environ 90 K€, montant largement supérieur au capital.
La valeur de l’usufruit excédant donc la valeur de la pleine propriété de la SCI, le principe de réalisation d’un TRI identique entre l’usufruitier et le nu-propriétaire n’a pas de sens, dès lors qu’il n’a été consenti que de très faibles apports dégageant de ce fait des TRI très élevés, mais non significatifs. Il y a donc lieu de déterminer autrement le taux d’actualisation.
Il est possible de se référer à un taux de marché correspondant à celui que pourrait attendre un investisseur pour le niveau de risque considéré. Toutefois, la difficulté à déterminer et à justifier un tel taux peut être une source discussions avec l’administration, le nid d’un risque fiscal..
Une autre solution serait de retenir le taux de rendement du bien immobilier acquis par la SCI dont les titres sont démembrés, c’est d’ailleurs cette solution que préconise Laurent Benoudiz dans sa méthode et celle retenue en définitive par l’administration dans l’affaire Luccotel. En effet, elle avait initialement considéré dans sa proposition de rectifications qu’il devait être appliqué un taux de 5%, sans le justifier précisément pour retenir ensuite dans son mémoire produit devant la Cour de renvoi, un taux de 9,31% correspondant au taux de rendement du bien.
En revanche, il n’est pas certain que ce taux de rendement doive être retenu lorsque la valeur de la nue-propriété et de l’usufruit est égale à celle de la pleine propriété. Il en est ainsi par exemple dans les schémas où le taux de rendement net du bien acquis est inférieur à 6%, ou en présence d’un démembrement et d’un prêt bancaire d’une durée inférieure à 20 ans, en pareille circonstance, les associés de la SCI devront consentir des apports, qui par ailleurs peuvent correspondre à une demande de la banque.
En reprenant l’exemple ci-dessus mais avec un taux de rendement net du bien de 5% et un capital de la SCI de 200 K€ correspondant aux apports consentis par les associés, les flux de trésorerie actualisés à 5% revenant à l’usufruitier s’élèveront à environ 20 K€.
Ainsi en investissant 20 K€, l’usufruitier réaliserait un TRI de 5%, de son côté, le nu-propriétaire à l’expiration du démembrement, en considérant que la valeur de l’immobilier acquis aura progressé dans la même proportion que le loyer réalisera un TRI de près de 13% sur la base d’un investissement de 180 K€. Il apparait que les TRI réalisés par l’usufruitier et le nu-propriétaire ne seront pas identiques.
Ainsi, si le principe de réalisation d’un TRI identique énoncé par l’arrêt Sacajisme devrait s’appliquer dans cette situation, l’usufruitier aura acquis son usufruit à un prix excessif, la partie du prix excédentaire étant alors susceptible d’être considérée comme un avantage occulte au sens de l'article 111, c du CGI.
Dans cette situation retenir un taux d’actualisation des flux de trésorerie correspondant au TRI prévisionnel identique réalisé par l’usufruitier et le nu-propriétaire parait être de nature à éviter une éventuelle contestation.
Les contraintes liées à l’abus de droit
La jurisprudence et les avis du Comité de l’abus de droit fiscal ont à plusieurs reprises considéré que le transfert de l’usufruit temporaire à une société à l’IS n’était pas en soi constitutif d’un abus de droit. A titre d’exemple, la CAA de Nantes par un arrêt du 31 février 2018 n 16NT04184 a jugé que la cession de l’usufruit temporaire d’un immeuble à la personne qui le prenait à bail n’est pas constitutive d’un abus de droit par fraude à la loi au sens de l’article L 64 du LPF, dès lors qu’elle a effectivement produit des effets économiques et juridiques distincts de la signature ou de la poursuite d’un contrat de bail. Elle a précisé que la circonstance que les parties à la cession soient liées est, par elle-même, indifférente.
Pour autant, il est impératif que le démembrement ait une réalité économique et qu’il se traduise notamment par de véritables flux financiers au profit de l’usufruit, (CAA Versailles du 3 novembre 2011 n°10VE02186 et avis Comité de l’abus de droit fiscal du 29 janvier 2015, affaire n°2014-33 du 15 novembre 2019 n° 2019-42, 2019-46 à 2019-59).
Il apparait donc impérieux que des flux financiers significatifs remontent chez l’usufruitier. Dans notre deuxième exemple, ce dernier toucherait des flux financiers actualisés d’environ 20 K€ représentant 2% du prix de bien immobilier, un rendement vraisemblablement insuffisant au regard de l’abus de droit à titre principalement fiscal. Pour augmenter les flux financiers à percevoir de l’usufruitier, il est nécessaire d’augmenter les fonds propres de la SCI, afin de réduire le montant des remboursements bancaires, ce qui n’est pas sans difficulté lorsque les associés de la SCI ne disposent par des fonds nécessaires.
Par ailleurs, plus les flux financiers seront importants, plus la valeur de l’usufruit sera importante augmentant corrélativement la base d’imposition, en application de l’article 13-5 du CGI, qui prévoit l’imposition à l’IR au taux progressif et aux prélèvements sociaux du prix de cession d’un usufruit temporaire.
Il apparait qu’après l’arrêt de la Cour de Nantes, certaines problématiques liées au démembrement de parts de sociales de SCI persistent telle que l’affectation du résultat, la prise en compte de l’éventuel compte courant de l’usufruitier et le taux d’actualisation.
Les schémas que nous proposons à nos clients permettent de parer les écueils dans la valorisation de l’usufruit temporaire identifiés dans les développements précédents , même si cela peut rendre l’opération moins intéressante pour le nu-propriétaire. La consultation que nous établissons avec des simulations sur les différentes options offertes aux contribuables permet de démontrer, quand le projet s’y prête, que le démembrement de parts de SCI reste fiscalement intéressant.
Par ailleurs, nous exposons plus largement dans notre article « Le démembrement de propriété de parts sociales de SCI » les aspects fiscaux de la pratique.
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